Tunisie : réformes des prisons sous influence internationale

Yasmine Bouagga. Une réforme est un projet de transformation qui peut avoir des motivations et des objectifs très différents. Le discours réformateur, très présent en Tunisie depuis la révolution de 2011, l’était déjà au temps de Ben Ali. C’était à l’époque un moyen de se légitimer et de marquer une volonté de modernité. À partir de 2011, de nouveaux acteurs font leur entrée dans un domaine jusque-là fermé et très secret : celui des prisons. Ils mettent en œuvre des programmes visant à améliorer les conditions de détention, à accroître l’efficacité de l’administration pénitentiaire et à renforcer les moyens de sécurité.

Un certain nombre de dysfonctionnement sont signalés, comme le recours excessif à la détention provisoire, un mauvais fonctionnement de la chaîne pénale et le retard dans le traitement judiciaire des affaires. Pour réformer la prison, il faut en quelque sorte améliorer le “traitement démocratique de la peine”.

Un autre aspect est important, celui de la sécurité. Les émeutes qui ont conduit à la chute de Ben Ali ont été suivies par des mutineries dans les prisons. Dix mille détenus se sont évadés, un tiers de la population carcérale. Cela a été rendu possible par des infrastructures qui n’étaient pas sécurisées correctement. Des incendies provoqués par les détenus ont aussi servi à forcer l’ouverture des portes. Des surveillants ont tiré sur des détenus à d’autres endroits.

Les prisonniers ont compté pour une partie importante des morts de la révolution. Une sorte de traumatisme de la prison s’est créé après ce moment révolutionnaire.

Par la suite, l’administration pénitentiaire a demandé à reconstruire et améliorer les infrastructures. La question de la sécurité devient particulièrement saillante dans le cadre de la lutte anti-terroriste, à partir de 2013-2014.

YB. La révolution est le moment où l’on se préoccupe davantage du respect des droits humains, et où l’on découvre la réalité du monde carcéral. Mais avec les problèmes sécuritaires mentionnés, toutes les demandes de transformation ne vont pas dans la même direction.

La Tunisie est vue comme un modèle de démocratisation à soutenir dans le monde arabe par les organisations internationales et les bailleurs de fonds : les États-Unis, l’Union européenne et les pays qui la composent, les institutions comme le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le Fond monétaire international (FMI) la Banque mondiale, etc. Le pays capte beaucoup de financements destinés à renforcer l’État de droit, les droits humains et la mise à niveau avec les normes internationales. Un des volets d’activités concerne l’administration pénitentiaire, la modernisation du système carcéral, l’amélioration des systèmes de recours à disposition des personnes détenues et les conditions de détention.

Il faut souligner que l’aide au développement dans ce secteur est assez récente. Les financements proviennent de manière conséquente de l’Union européenne car celle-ci cherche à établir un partenariat renforcé avec le Maghreb.

Un enjeu important de la coopération européenne dans la région méditerranéenne est de soutenir la stabilité de son voisinage, important à la fois pour la sécurité et pour le contrôle migratoire. Tout ce qui renforce la stabilité des institutions étatiques rentre dans ces logiques.

À cela s’ajoute l’enjeu symbolique de l’influence exercé par les puissances étatiques dans les différentes régions du monde. La France vise à maintenir un lien privilégié avec son ancien protectorat et entretient des liens étroits avec ce pays francophone. Elle espère ainsi contrer d’autres influences grandissantes comme celle des États-Unis.

YB. Le Programme d’appui à la réforme de la Justice (PARJ), financé par l’Union européenne, est le plus important dans le secteur de la justice et des prisons. Il fournit à l’État tunisien un appui budgétaire pour l’amélioration du système judiciaire, l’envoi d’experts et la mise en place d’un jumelage institutionnel visant à améliorer les conditions de détention, l’efficacité de l’administration pénitentiaire et la sécurité des établissements. Il porte une attention particulière à la mise en place d’alternatives à l’incarcération. L’UE n’est pas la seule à intervenir : les États-Unis, par le biais de l’agence gouvernementale “INL” (Bureau of International Narcotics and Law Enforcement Affairs) déploient aussi des programmes, dont les détails et montants ne sont pas publics.

L’administration pénitentiaire tunisienne cherche des ressources chez une multiplicité de bailleurs de fonds et accepte l’intervention d’agences de coopération internationale, des ONG et des acteurs de la société civile. Le regard porté sur l’intervention internationale évolue : elle est désormais perçue comme un appui positif lorsqu’il s’agit de publics vulnérables (femmes, mineurs, détenus malades) mais pas quand il s’agit de publics sensibles, comme les détenus dits dangereux. Par exemple, Penal Reform International met en place un programme pour réorganiser la nurserie dans la prison des femmes. Ces actions sont plus susceptibles d’être ouvertes à la société civile et aux regards extérieurs.

La multiplicité des interventions a néanmoins conduit à une certaine cacophonie.

Par exemple, l’Europe et les États-Unis sont intervenus sur le volet de la probation, mais avec des approches sensiblement divergentes : alors que l’Union européenne a mis l’accent sur les peines alternatives, les seconds ont insisté sur la classification des détenus selon leur niveau de dangerosité. Tandis que l’Union européenne insiste sur la réinsertion, organise des voyages pénitentiaires dans des services d’insertion et de probation afin de montrer la prise en charge des condamnés en milieu ouvert, les États-Unis, de leur côté, développent davantage des approches sécuritaires quant à la détection des risques, ou la mise en place de protocoles d’intervention en cas d’émeute.

Cette divergence d’approches n’est pas uniquement le fait de conceptions différentes parmi les experts étrangers : elle existe aussi au sein même de l’administration “bénéficiaire”.

La Direction générale des prisons et de la réhabilitation tunisienne est elle-même très demandeuse de formations en matière de sécurité, notamment du fait de cette préoccupation pour le risque terroriste, tandis que les approches en matière de réinsertion ou de suivi en milieu ouvert paraissent encore un peu abstraites.

Des bureaux de probation ont été mis en place, mais ils n’ont pour l’instant pas véritablement de population pénale à suivre, car les réformes législatives n’ont pas encore été adoptées. Les peines en milieu ouvert ne se sont pas encore concrétisées de manière à fournir des alternatives à la prison. L’échelle des peines et la sévérité des sanctions demeurent un tabou sur lequel, hormis quelques petits pas concernant la consommation de stupéfiants, aucune “révolution” n’est venue ébranler les prisons tunisiennes.

• Bouagga, Yasmine. “Pas de révolution dans les prisons: réformes et inerties dans le système répressif de l’après-Ben Ali.” In Tunisie. Une démocratisation au-dessus de tout soupçon ?, édité par Amin Allal et Vincent Geisser, 205 28. Paris: CNRS Editions, 2018.
• Bouagga, Yasmine. “Prison Escape and Its Political Imaginary in Times of Political Crisis: Tunisia, 2011–2016”. In Prison Breaks. Towards a Sociology of Escape, édité par Tomas Max Martin et Gilles Chantraine, 143 68. Palgrave Studies in Prisons and Penology. Palgrave Macmillan, 2018.
• Bouagga, Yasmine. “Passeurs de murs. Pour une socio-anthropologie des réformateurs des prisons africaines”. Politique africaine, no 3 (2019): 105–130.